Régis & Jacques Marcon

Ami Saisonnier

Les exemples d’héritage familial sont légions dans la restauration. Pour certains cela peut se traduire par des dissensions, par de sérieux désaccords intergénérationnels et pour d’autres, il s’agit plutôt d’une belle continuité, d’une volonté d’harmonie.

Il faut s’imaginer qu’en ces contrées, sur des plateaux balayés par les vents, figés par le froid, en ces terres où seule la nature dicte sa loi, il est capital, vital même, de demeurer unis. C’est une leçon de vie sans doute apprise dès le plus jeune âge, peut-être inscrite dans les gènes, que là, plus encore qu’ailleurs, seul on n’est rien. La rudesse a modelé ce pays de Haute-Loire et elle en
a fait fuir plus d’un, ses campagnes furent désertées, sans doute au profit de villes plus confortables, plus à l’abri. D’autres, par attachement ou par nécessité, y sont restés ou revenus. Comme le fit Régis Marcon en 1979. Mais nous n’allons pas vous ressasser une histoire que vous connaissez déjà tous, ancrons-nous plutôt dans le présent, celui d’une famille, d’un père et de ses trois fils, Jacques, Paul et Thomas, tous prêts à œuvrer pour une même cause, la maison familiale et la pérennité d’un village pour lequel Régis, en son temps, s’est battu afin d’y ramener la vie.

Tableau vivant

Cela faisait longtemps, trop longtemps que nous n’étions pas revenus en ces lieux.
Régis était encore en bas à l’époque, les travaux du nouvel établissement avançaient et Jacques sortait de stage pour rejoindre son père. Une continuité qui tombait sous le sens pour un jeune homme ayant obtenu son bac général avant d’entamer un BTS et de suivre des stages chez Gilles Goujon et à l’Ambroisie de Bernard Pacaud. Après des débuts à Saint-Bonnet, il avait rejoint la brigade de Philippe Rochat à l’Hôtel de Ville de Crissier, s’était ensuite consacré six mois à la pâtisserie au sein de l’école Lenôtre avant de passer du temps aux côtés d’Éric Briffard au
Les Élysées du Vernet. En 2004, son père lui demande de revenir et il poursuit alors son cursus auprès de ses parents et de chefs comme Éric Pras et Benoît Vidal, deux professionnels incroyables, comme il le souligne. Après le départ du chef Vidal, Jacques occupe le poste à son tour. “Petit à petit tu fais ton truc tout en travaillant avec des gens qui ont plus de technique que toi, mais à ce sujet je ne ressens aucune jalousie. Ce qui me botte, moi, ce sont les associations de produits et la volonté de coller au plus près des saisons.”
Un père, un fils, tous deux cuisiniers, tous deux dans le même restaurant, deux capitaines sur un même navire, comment les choses se passent-elles? “Je ne vais pas vous dresser un tableau idyllique, mais plutôt un tableau vivant, humain, avec ses qualités et ses défauts. Il est clair que nous ne sommes pas toujours d’accord sur tout et nos désaccords peuvent concerner la réalisation d’un plat ou la façon de gérer un service. Mais nous sommes cependant tous deux pleinement conscients que lorsque deux capitaines sont à la barre et que l’un dit d’aller à droite alors que l’autre insiste pour virer à gauche, cela se traduit par foncer tout droit dans un iceberg et couler. Donc quand chacun possède sa propre vision des choses, il faut savoir mettre de l’eau dans son vin, même si ce n’est simple ni pour l’un ni pour l’autre.
Ce qui compte avant tout c’est le bien-être de la maison, de nos clients, de nos équipes. À nous
de faire les efforts nécessaires pour garder le cap. Puis mon père connait bien ma fougue et quelquefois mon manque de recul.”

Dynamique

La cuisine de Régis a toujours valorisé la région et tout particulièrement un produit emblématique: le champignon. Quid de la cuisine de Jacques? “L’essentiel c’est la compréhension du produit, de l’aliment. Comment cuit-il, comment respire-t-il?
Un produit c’est la vérité d’un jour mais peut-être pas la vérité du lendemain.
Pour prendre le cas d’un légume, sa cuisson peut varier d’un jour à l’autre. Peut-être est-il plus dur que la veille, peut-être nécessite-t-il moins de sel? Lorsque vous souhaitez évoluer dans un milieu où les produits sont vrais et sans artifices, vous êtes confrontés à la partie la plus compliquée à gérer en cuisine. Aujourd’hui avec mon père nous arrivons à changer de plats chaque semaine, en fonction des cueilleurs et des arrivages, une chose qui était inimaginable il y a encore dix ou quinze ans de cela tant nous étions focalisés sur le travail, enfermés dans une certaine vision de la cuisine et puis c’était l’époque où il était courant de ne changer la carte que tous les trois mois. Cela amène une certaine dynamique dans les plats. Il reste toujours la carte avec ses grands classiques qui sont incontournables mais pour le reste, les plats changent au fil des saisons, parfois au fil des jours parce que certains produits se raréfient une année plus qu’une autre, parce que la nature est bouleversée, parce qu’elle change. Alors nos plats changent eux aussi.” Car c’est là tout le cœur de l’histoire d’aujourd’hui, de leur cuisine actuelle. Jacques éprouve un attachement profond à sa région, un immense respect pour la nature et un tel travail a été abouti en ce sens que la maison jouit d’un écolabel au niveau européen et c’est sans doute la seule maison de ce niveau à jouir d’un tel label.
Il faut dire qu’en nous promenant en coulisses, nous observons qu’il y a une poubelle pour chaque chose, plus encore pour chaque sous-chose. Tout est clairement expliqué sur des feuillets collés au mur afin que le personnel n’oublie pas ou même plutôt n’oublie jamais. Quant aux déchets organiques, Jacques nous montre avec beaucoup d’enthousiasme sa machine, un déshydrateur pour traiter les bio-déchets. “Cela divise par deux tous les déchets et tout y passe, viandes, poissons et légumes bien sûr. Quand c’est prêt, on tamise et tout ce qui reste sous forme de coquilles, d’os ou autres je le donne à mon pépiniériste qui l’emploie pour ses arbres car cela remplace la corne de bœuf.”
Le substrat extrait est quant à lui trente fois plus puissant qu’un compost et assimilable au bout de seulement trois mois dans le sol, contrairement à un compost habituel qui exige deux ans de repos.

Jardin libre

Voilà de quoi pouvoir épandre deux fois par an sur leurs terres cultivées. On parle ici d’herbes et de salades, cueillies au jour le jour, d’arbres fruitiers, d’abricotiers, de figuiers. Mais l’on parle aussi d’un projet, d’un rêve bientôt concrétisé. D’un lieu un peu plus lointain, de la terre où la grand-mère de Jacques vit le jour. Un endroit à huit-cents mètres de hauteur, jouissant d’un micro­climat exceptionnel et où les gens vivaient jadis en complète autarcie. “J’ai acheté ces terres à un vieux monsieur qui fort heureusement avait connu cette époque ancienne où l’on savait, où l’on plantait judicieusement du légume, où l’on connaissait les endroits où rien ne poussait, les lieux propices pour les animaux ou la meilleure terre pour les blés. À l’époque ils étaient loin d’être cons, ils observaient une terre pendant deux ou trois ans avant de construire leur maison.” L’idée c’est d’abord d’assurer la préservation du sauvage, de conserver la forêt primaire et ses frênes, ses châtaigniers, ses noisetiers, ses noyers, tous à l’état naturel. C’est de cultiver en la respectant, en l’associant, comme cela se fait en agroforesterie.
“Il va être capital de préserver le sauvage qui disparaît peu à peu tant nous domestiquons tout. C’est pour cela que je veux y aller doucement car dans mon esprit c’est la nature qui
doit être devant nous, c’est elle qui doit prendre le pas et à nous seulement de nous adapter.
Nous ferons les choses aux mêmes endroits qu’avant, nous poursuivrons ce que les anciens faisaient tout en tenant compte que les temps ont changé, que les sources sont moins abondantes, que les techniques de culture sont plus modernes, en mettant en œuvre ce que nous connaissons. Nous apprendrons avec l’expérience car le maraîchage, c’est comme la cuisine, il faut trente années d’erreurs avant d’y arriver pleinement.” Ce sera Didier, son maraîcher, qui s’y collera puis Carine le rejoindra, et pourquoi pas d’autres? “L’idée n’est pas de devenir autonome parce qu’il y a d’autres gens qui font très bien par ailleurs et que nous ne ferons pas les meilleures choses tout de suite. Je veux surtout que cela devienne un jardin libre, ludique, éducatif où les gens pourront venir à pied par un sentier et écouter Didier et Carine leur expliquer notre démarche.”

Rapports humains

C’est la quarantième année de scène pour Régis, toujours aussi passionné, souriant et soucieux aussi du monde qui l’entoure.
C’est le bonheur surtout de voir ses enfants perpétuer son histoire, celle qui commença dans un café de village, celui de sa maman, Marie-Louise. Son fils Paul travaille en cuisine également, mais ailleurs, Thomas est à la gestion du spa et Jacques, aux fourneaux de la maison. “Jacques a amené ce petit côté optimiste en cuisine. Il s’accroche fortement aux produits du terroir, à certaines valeurs. Il transige bien plus que moi à l’époque. Cela ne veut pas dire que nous ne transigions
pas mais durant les années quatre-vingts à quatre-vingt-dix, le marché était très ouvert, on pouvait se permettre d’acheter plein de choses et nous ne nous privions de rien. Nous étions sans doute plus insouciants alors que Jacques s’est rapproché de tout ce qui est local, humain.
Il a donné un autre sens à la cuisine, il a instauré une vraie prise de conscience par rapport à ce qui nous entoure.” C’est cette démarche en cuisine, cette vision du produit mais aussi les choix énergétiques suivis, ainsi que ceux des matériaux employés, qui leur valurent l’obtention du fameux label. “Cela a instauré quelques règles à respecter dans de nombreux rapports aux choses et y compris dans les rapports humains. Ce n’est en rien une contrainte mais plutôt un engagement envers une démarche respectueuse de l’environnement mais aussi envers les gens qui travaillent chez nous.” Nous l’avons vu au passe ce soir-là.
Pas du côté fourneau, plutôt du côté salle, une partie du restaurant où il passe de plus en plus de temps. “C’est un vrai bonheur pour moi, une chose que je pouvais à peine me permettre avant. Il ne faut jamais oublier que les gens viennent pour vous et ici plus encore qu’ailleurs car il faut voyager pour y venir. Les temps à table sont d’ailleurs très longs, les gens prennent généralement la journée pour venir nous voir, il est donc très important de leur consacrer du temps.” Ajoutons que si la cuisine évolue, le métier de salle aussi. “Il faut être beaucoup plus à l’écoute car c’est cela aussi que la clientèle recherche. C’est tout un ensemble. Avant tu commandais un plat et on se bornait à te l’annoncer. Aujourd’hui, un plat tu dois le faire vivre, tu dois raconter son histoire, et même inviter les gens à en devenir les acteurs. Il faut que cela devienne un jeu permanent dans un domaine de la salle qui se rapproche de plus en plus du théâtre.”

Indépendant

Malgré des établissements qui cartonnent et un restaurant gastronomique qui affiche complet tout au long de la saison, être indépendant est devenu une problématique complexe pour de nombreuses maisons, ici comme ailleurs. Un sujet dans lequel Régis est fortement impliqué, à commencer par le domaine de la formation puisqu’il collabore avec le gouvernement à ce sujet. Dès l’école, il faudrait plus d’outils pour orienter les jeunes vers des maisons indépendantes et plus tard leur assurer des métiers d’indépendants au lieu de voir la majorité des diplômés atterrir dans des restaurants appartenant à des groupes de restauration, au risque d’oublier leur passion première. Offrir à ces même jeunes les outils nécessaires pour savoir comment ouvrir un restaurant, comment
le gérer, comment savoir communiquer.
En France comme dans d’autres pays européens, beaucoup de maisons ferment en province, faute de personnel. “Il est impensable et pathétique aujourd’hui de voir des maisons réduire leur nombre de service ou refuser des clients parce qu’elles manquent de personnel car l’on perd non seulement du savoir-faire mais également de l’emploi. D’un côté l’on refuse des clients et d’un autre côté on n’embauche pas, c’est le chat qui se mord la queue. Par contre, c’est une erreur de se dire que c’est de la fautes des autres. Il faut que chacun arrive à se remettre en question.
Et nous n’échappons pas à cette règle, non plus.” Une maison qui aura encore beaucoup de choses à dire et de nombreux exemples à monter.

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