La Rosée des Pyrénées

Par monts et par veaux

Il n’est pas ici vraiment question d’une race, même si cette dernière a toute son importance, mais plutôt d’un mode d’élevage ancestral et surtout de l’histoire d’un homme parmi les soixante autres qui composent cette association.

Même s’il vous dira qu’il ne reçoit personne à des fins personnelles et que seul son groupement d’éleveurs compte, Guy Bobé, maire et éleveur à Souanyas, un petit village de trente-cinq habitants dans les Pyrénées Orientales, nous apparaît très vite comme un personnage clé dans cette histoire, et surtout comme la représentation parfaite du paysan au sens le plus noble du terme. Né ici même dans ce village, issu d’une famille d’éleveurs, à la tête de trente-cinq vaches et sept-cents brebis, Guy connaît les travaux des champs dès l’âge de dix ans. Un différend entre son père et son grand-père ne lui laisse d’autre choix que de rester aux côtés de ses grands-parents. L’agriculture des années soixante change avec l’essor considérable de la mécanisation alors que le grand-père souhaite de son côté revenir à la traction animale, une façon plutôt rétrograde de travailler dans ces années-là. “Cela veut dire qu’à l’âge de onze ans je labourais les champs, avec des vaches comme avec des mules. Nous faisions tout manuellement y compris la fauche et la fenaison. Cela pouvait paraître rétrograde en effet mais ce fut extrêmement formateur car j’étais en contact permanent avec le sol. C’est là que j’ai appris à observer et que j’ai pris conscience de la qualité d’une terre, d’un terroir, d’un territoire.” À l’âge de dix-huit ans, Guy obtient le BAC. La situation familiale ne lui permet pas de s’installer à la ferme et il poursuit donc des études pour occuper quelques années plus tard le poste de cadre chez IBM à Lyon. Devenu veuf en 1992, il subit une restructuration au sein de son usine qui le pousse à revenir en ses terres, sur ce qu’il reste de l’exploitation familiale, d’autant plus que la situation entre les membres de la famille semble s’améliorer. Nous sommes alors en 1993 et un an plus tôt quelques éleveurs s’étaient regroupés pour lancer un label de veau ou plus exactement d’un mode d’élevage particulier de veau répondant au nom de Rosée des Pyrénées.

Anciens besoins

“J’ai alors trente-six ans, je sais énormément de choses et surtout, je sais ce que je veux faire et comment je vais le faire. Je n’ai écouté personne sur ce qui se disait techniquement et je suis parti sur ma propre idée”, nous confie-t-il. Une idée qui rejoint un cahier des charges né d’une tradition, d’un système d’élevage antique. “Ce label repose à la base sur les anciennes nécessités des fermiers qui, après les travaux d’hiver à la ferme, avaient tout intérêt à envoyer les veaux non sevrés et leurs mères à l’estive pour libérer l’exploitation. Les veaux ne se nourrissaient alors que d’herbe et de lait maternel. Au début des années 90, les fermiers avaient constaté que les femelles étaient très mal valorisées à l’export dans les circuits d’engraissement. Puis ils s’étaient rappelés que dans la région, les bouchers avaient coutume d’attendre l’automne et le retour des broutards pour s’adresser directement aux éleveurs et se fournir auprès d’eux pour alimenter leurs boucheries et servir ce type de viande de veau. En cette même année de 1992, alors que certains avaient remis à l’honneur ce mode d’élevage ancestral, en moins d’une heure un veau entier avait été vendu à la foire d’Olette. C’était un énorme succès et on s’est simplement dit que si les gens aimaient ce type de veau, pourquoi ne pas tous nous réunir pour en faire? On a donc lancé ce label au nom évocateur de la couleur de la chair du veau et de la rosée du matin qui est l’image même de la fraîcheur de nos montagnes des Pyrénées.” Cette association, qui devient un Organisme de Défense et de Gestion, obtiendra l’IGP en 2016. Mentionnons d’abord les races, trois seulement entrent dans le cahier des charges: l’Aubrac, la Gasconne et la Brune des Alpes. Ces bêtes partiront à l’estive avec leurs veaux qui ne consommeront que l’herbe et le lait de leur mère, comme c’était le cas dans des temps plus anciens. Ils ne recevront donc aucun complément alimentaire. L’IGP s’étend sur 152 communes dans le département des Pyrénées Orientales et sur 106 communes du département de l’Aude, réparties dans les zones de montagnes des Pyrénées Catalanes telles que Conflent, Vallespir, Cerdagne, Capcir, Aspres et Albères ainsi que dans des contreforts de l’Aude. Mais revenons chez notre ami en Cerdagne pour mieux appréhender encore sa vision de l’élevage de Rosée des Pyrénées.

Aptitudes laitières

D’abord il y a le foin, nous dit-il, puisque Guy travaille sur un système 100 % fourrager. Notre homme n’a jamais oublié le lait que récoltait son grand-père, si riche en matières grasses grâce aux herbages de qualité de sa région. “Donc chez moi c’est zéro intrant et puis je pense que c’est l’avenir du point de vue économique, pour qu’un paysan puisse mieux s’y retrouver. Cela représente bien sûr un énorme travail mais il serait vraiment dommage de ne pas exploiter tout le potentiel qu’offre le territoire, d’autant plus que lorsque vous faites vos foins, vous participez à l’entretien général du paysage et que cela ne peut être que bénéfique pour l’environnement. Et enfin, je ne vois pas pourquoi j’achèterais mon foin ailleurs alors que j’en ai du très bon à Souanyas.” Guy se met à l’œuvre, débroussaille et remet des parcelles en culture. Si les premières années il n’obtient que quatre-vingts ballots, il en produit aujourd’hui six-cents à l’année. Pour la race, son dévolu s’est jeté sur l’Aubrac, une vache qui depuis une dizaine d’années a fait son apparition dans la région. Il y investit beaucoup d’argent car un troupeau de très bonne qualité génétique est un atout majeur pour ce type d’élevage. “C’est une race rustique, aux cornes solides et qui a de bonnes aptitudes à la montagne car elle est capable d’encaisser de gros écarts de température et cela même lors d’hivers rigoureux. C’est une vache qui a également de grandes aptitudes laitières et sur ce point-là je suis encore plus exigeant car la croissance d’un veau et la qualité de sa viande dépendent avant tout du potentiel laitier de sa mère.” Il nous explique également que cette race donnera toujours le meilleur d’elle-même, tant dans les bons herbages que lors de sécheresses en été ou de conditions plus difficiles en hiver. L’Aubrac est une vache qui, quel soit son milieu, conserve toutes ses aptitudes laitières là où d’autres races éprouveraient des difficultés et verraient leur production laitière chuter. Puis: “C’est aussi une vache qui valorise toutes les espèces végétales et apprécie tout autant le trèfle et le lotier que les baies de genévrier, la ciste de Montpellier, les feuilles de chêne et même les glands ce qui du coup est très intéressant car elle occupe et valorise l’entièreté du territoire. Si vous ne valorisez que les hectares les mieux placés, les mieux exposés ou les plus faciles à travailler et que tout le reste est laissé en l’état ce n’est pas bon écologiquement. Avec mon troupeau, j’arrive à entretenir l’entièreté de mes terres plutôt correctement.” Sur 163 hectares dont 35 hectares en prairies de fauche hors estives, Guy élève un cheptel d’environ 100 bêtes dont 67 à 70 vaches, 12 génisses d’un an et 12 de deux ans pour le renouvellement ainsi que 4 à 5 taureaux pour la reproduction.

L’estive

Il poursuit en nous expliquant également que pour que l’élevage soit le plus rentable possible et qu’il reste dans une saine logique économique, un paysan d’ici doit cadrer ses vêlages de telle sorte que les veaux, dès qu’ils montent à l’estive, soient déjà capables de valoriser et de profiter des ressources fourragères présentes ainsi que d’être suffisamment forts pour subir les écarts de température. La meilleure époque de vêlage démarre en janvier et se poursuit en février, quelquefois jusqu’en mars. Les veaux à peine nés ont tout loisir de téter leur mère alors encore en prairie. Lorsqu’il n’y a plus d’herbe, Guy les rentre et les laisse en stabulation libre. “Elles ne sont attachées que trois heures le matin et trois heures le soir lorsqu’elles reçoivent leur ration de foin. Ce sont les seuls moments où je sépare les veaux de leur mère, le reste du temps ils les rejoignent et tètent lorsqu’ils en ont besoin. Dès les vaches libérées de leur ration, elles se retrouvent près d’un bosquet de chênes avec leurs petits. Ce système me permet de bien maîtriser l’alimentation du cheptel mère ainsi que la croissance des veaux. Les premiers mois auront un impact très important sur la couleur et la tendreté de la viande. Il est capital d’arriver à une croissance la plus régulière possible. Dans mon cas il s’agit d’1 kilo par jour pour les mâles et de 900 g pour les femelles. C’est l’objectif que je me suis fixé, celui qui me donne les meilleurs résultats.” Fin avril, dès que les prairies ont suffisamment repoussé, Guy met le troupeau à l’herbe en compartimentant pour que les bêtes puissent à chaque fois bénéficier d’herbe fraîche en plus d’un apport de foin sec que Guy leur amène. Fin mai, la transhumance commence et Guy les monte à 1.300 mètres d’altitude là où le troupeau ne se nourrira plus que de vert. “C’est un moment très important qu’il faut bien gérer et surtout pour les veaux car des prairies trop courtes ou trop tendres pourraient générer des chocs alimentaires et donc des diarrhées. Il faut alors des transitions les plus douces et les plus lisses possibles.” Vers la mi-juin, les bêtes montent encore, entre 1.600 et 2.500 mètres d’altitude pour y rester jusqu’en septembre où elles redescendront. Tout cela sera le fait d’un vacher, Guy, lui, s’occupe des foins durant cette période.

Produit saisonnier

Tout là-haut, une bascule est mise en place pour peser les veaux présélectionnés et aptes à répondre au cahier des charges. Une pesée aura lieu à 120 jours et une autre à 210 jours. Les veaux dont l’évolution ne correspond pas aux attentes se verront déclassés. Chaque semaine ceux sélectionnés seront enlevés de l’estive, direction l’abattoir. Cette viande a connu un réel succès, culminant il y a quelques années de cela à une vente de huit-cents veaux par an pour chuter aujourd’hui à un chiffre de deux-cents veaux par an. En cause? Cette viande a un prix mais l’on peut parler surtout d’une méconnaissance du produit. “Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas dans le stéréotype ni dans un type d’élevage carré où tout est maîtrisé de a à z pour obtenir une même viande au même goût tout au long de l’année. L’on parle ici d’un produit saisonnier et il faut comprendre que cette viande peut connaître des variantes selon les conditions climatiques. Puis on a tellement conditionné les gens au veau blanc qu’ils sont formatés et ne comprennent pas que la vraie couleur d’un veau c’est rosé. Que là seulement l’on peut parler d’une viande naturelle.” Pour notre maire et éleveur, cela va encore bien au-delà de cela, la disparition de ce type d’élevage pourrait avoir de sérieuses conséquences sociales. Dans le cas contraire l’on pourrait voir plus de jeunes s’installer au village et voir les vieux rester conscients qu’en cas de coup dur ils pourraient toujours compter sur les jeunes. “Je reste cependant très motivé et dans l’incapacité de produire quelque chose qui n’est pas bon. La seule chose qui nous manque ce sont des interlocuteurs, des ambassadeurs qui travailleraient notre viande et la défendraient.” À l’heure où l’on prône le retour des choses vraies, où avec fierté l’on mentionne sur sa carte tous les producteurs avec qui l’on collabore, où l’on défend les produits qui ont une histoire, serez-vous l’un d’eux?

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