Il est celui vers qui de très nombreux regards se tournent; celui que l’on admire, ouvertement, ou en secret; celui qui vous sort des préparations dignes de monuments, à contrepied de nombreuses cuisines modeuses.  Il est celui que nous allons vous raconter plus en détails.

L’observation de la clientèle est un marqueur incontournable pour s’imaginer le succès d’un restaurant. Et en ce beau samedi soir, lorsque nous nous attablons en cet endroit de Bruxelles qui réunit tous les arts, les gens sont tout simplement heureux d’être là.  L’on y déguste sans analyser, l’on s’y attable sans code, alors que le service, plutôt décontracté, ajoute à une ambiance presque bon enfant, fait assez rare pour un restaurant étoilé au Michelin; une prouesse d’Arnaud De Schepper, le directeur de salle. Le service fini, les tables débarrassées et la porte close,  il ne reste que Karen qui, au cœur des sous-sols du Bozar Brasserie, peaufine son art dans les cuisines de production, jusqu’au lever du soleil. Un comportement quotidien, un acharnement, un désir de parfaire qui n’appartiennent qu’à lui. Retournons trente-sept ans en arrière, pour mieux le comprendre.

Valeurs parallèles

C’est l’Arménie qui coule dans ses veines, mais c’est la Géorgie qui le voit naître. À cette époque, l’effondrement de l’Union Soviétique n’est plus qu’une question de temps, plongeant de nombreux pays dans les difficultés pour cause d’indépendance, dont sa terre natale. C’est à l’âge de treize ans que sa vie bascule, entre envies et obligations. Karen veut à l’époque être bijoutier, dans un monde bien différent du nôtre, où l’on paie pour apprendre, tant pour le maître qui transmet son savoir que pour la table où l’on travaille, un loyer en quelque sorte. Il est contraint de trouver un boulot. Ses deux sœurs sont encore au beau milieu de leurs études de médecine quand papa, maçon de la troisième génération, comprends déjà ce qui se trame pour l’économie de son pays. Conscient de l’absence d’avenir pour ses enfants dans cette partie du globe, son père part à l’étranger, à la recherche d’horizons plus sereins pour sa famille et Karen n’a  alors d’autre choix que de devenir l’homme de la maison et de subvenir aux besoins de cette famille. C’est ainsi qu’il trouve une place dans un premier restaurant, puis dans d’autres, pour enfin aboutir dans un restaurant traditionnel géorgien à Tbilissi, la capitale. Il commence au garde-manger puis évolue dans cette maison composée d’une brigade de trente cuisiniers pour lesquels les mijotés sont rois. Il y découvre surtout des valeurs parallèles à celles de son métier initial: la hiérarchie, l’apprentissage rigoureux, les maîtres et les différents postes. Peu à peu, l’envie de devenir cuisinier supplante celle d’une carrière dans la bijouterie. De son côté, après avoir parcouru quelques pays, son père jette son dévolu sur la Belgique où Karen le rejoint avec sa famille. Il a dix-huit ans.

Bouchées doubles

Il ne connaît personne et ne parle pas un mot de français mais il faut bien vivre et c’est donc comme plongeur dans un restaurant qu’il entame sa nouvelle vie. Entretemps, il suit des cours intensifs de français, travaille le jour et étudie le soir. De la plonge, il passe en cuisine pour se retrouver quelques années plus tard comme second à la tête de seize gars. “Ce n’était pas de la grande cuisine, mais ce qui m’intéressait avant tout, c’était d’avoir un point d’appui, cette détermination de vouloir être en cuisine était plus forte que tout.  Puis, quand tu arrives dans un pays dont tu ne connais ni la langue, ni les traditions culinaires, tu ne fais pas ce que tu aimerais faire, tu fais avec ce qui vient.” Trois années d’apprentissage à l’INFOBO, où il décroche son diplôme de cuisinier ainsi que deux années supplémentaires de gestion d’entreprise viennent compléter son bagage. Karen a déjà un peu touché à tout, à la brasserie, au restaurant, au traiteur, mais pas encore à la haute cuisine. Remarqué lors de son examen de fin d’année par André Martiny, alors chef et propriétaire du Trente Rue De La Paille, ce dernier lui fait comprendre que le métier, ça ne s’apprend pas à l’école, mais bien sur le terrain, et il souhaite le faire entrer chez Jean-Pierre Bruneau, longuement triplement étoilé à Ganshoren, une des dix-neuf communes de Bruxelles. Ce sera chose faite et, en six mois de temps, Karen accède au poste de second. “C’était mon tout premier restaurant étoilé, j’étais rôtisseur et ce fut une claque magistrale, une révélation qui s’est muée en vocation. Bruneau m’a alors fait comprendre que, quoi qu’il arrive, je serais un homme heureux et épanoui qui finirait ses jours en cuisine.”  Il y reste deux ans. “J’avais bien conscience que j’avais perdu du temps à l’arrivée, que le bagage accumulé entre mes treize et mes dix-huit ans n’avait rien à voir culturellement et que j’avais du retard à rattraper. Je savais aussi que certaines maisons que j’avais fréquentées ne m’avaient apporté que des acquis organisationnels et de la rapidité. Sachant que j’avais peu de temps devant moi, il fallait que je rattrape  cette époque perdue et j’ai décidé de mettre les bouchées doubles. Pendant que les autres feraient la sieste, moi je continuerais de travailler.”

Nouveau projet

Karen suit plusieurs pistes, mange à gauche  et à droite, et se dirige vers une cuisine  qui lui parle, celle de Pascal Devalkeneer,  au doublement étoilé Le Chalet de la Forêt.  Il y élargit sa palette de goût, gagne en confiance, en maturité et, surtout, apprend énormément. “Quand tu vas bosser quelque part, ce ne sont pas les recettes qui comptent. Bien sûr, il te faut un carnet pour noter, mais ce qui importe, c’est d’arriver à capter l’âme, l’esprit d’une maison et je persiste à croire qu’il faut au moins deux bonnes années pour cela.”  Et c’est le temps qu’il y passe. Second de cuisine, officiel ou officieux, il est conscient que des jeunes de grande qualité poussent derrière, et en veulent, tout comme lui.  “C’est un peu comme lorsque tu es dans une boucherie et que tu as deux gars devant toi qui tiennent chacun un ticket. J’ai beau avoir les dents longues, griffer le sol quand je marche mais vouloir y arriver à tout prix, chercher à écraser les autres, ne fait pas partie de ma façon de voir les choses. Je savais qu’il y avait une belle génération qui suivait dans la maison et puis j’étais déjà dans l’idée de devenir chef ou de m’installer.” Il connaissait David Martin, chef et propriétaire de La Paix, chez lequel il avait déjà postulé. Après deux tentatives infructueuses, il le rejoint enfin pour que prélude un nouveau projet de David qui semble convenir à Karen: l’ouverture du Bozar Brasserie, annexe goûteuse en devenir du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.

Fil conducteur

Les débuts sont loin d’être simples, le nom de David Martin est imprimé en grand sur les vitres et Karen, pour l’heure, évolue dans l’ombre du chef. Les Beaux-Arts ont également une idée prédéfinie du lieu, mais Karen, par un entêtement qui semble lui seoir à merveille, voit les choses différemment.  “Il était hors de question pour moi de servir de la croquette aux crevettes congelée en friture à des centaines de convives. C’était très compliqué de trouver un chemin qui pouvait plaire à la fois à David, à Philippe Colonval, son associé, et aux Beaux-Arts. Au début, nous étions seize en cuisine, onze en salle, ouverts sept jours sur sept à gérer des équipes doubles. La première année, tous, sans exception, nous avons souffert et, les deux années qui ont suivi, nous nous sommes cherchés. Au final, il aura fallu trois ans pour trouver le fil conducteur.” Et ce fil conducteur arrive, comme une évidence. Ce fameux bâtiment des Beaux-Arts est la dernière réalisation du baron et architecte Victor Horta. Alors au sommet de sa carrière, il souhaitait un lieu destiné à tous les arts  et où ces derniers seraient accessibles à tous. “C’est à partir de ces éléments que nous avons commencé à broder notre histoire et imaginer un lieu décontracté, tout en proposant une cuisine gastronomique.” Au début, la cuisine qu’il avance est compliquée, Karen se cherche, il amalgame le savoir acquis chez ses anciens maîtres, regarde ailleurs et se disperse.  “J’ai toujours été passionné de cuisine classique, c’est une cuisine qui excite mes sens, mais d’un autre côté, tout le monde pensait qu’ici c’était  La Paix à moitié prix alors que c’était Bozar, avec sa propre histoire et son propre chef. David, avait de surcroît cette réputation de chef étoilé, traditionnel et classique, il était donc compliqué de me démarquer. Avec le temps, j’ai pris confiance, j’ai arrêté de regarder autour de moi et j’ai commencé à cuisiner pour moi. Je veux dire par là que je ne suis pas du genre à donner dans le politiquement correct, à cuisiner dix-huit heures par jour pour les clients. Si je n’ai pas, ne fut ce que quelques secondes, de plaisir personnel durant une journée, alors je n’aurai plus de flamme à entretenir. Je ne me lève pas tous les jours en me disant que je vais faire plaisir aux gens, c’est pour moi, d’abord, avec l’envie de faire une cuisine que j’aime pour des gens qui aimeront cette cuisine.” Karen s’émancipe et David, qui d’ailleurs s’oriente peu à peu vers une cuisine plus ‘japonisante’, lui laisse toute marge de manœuvre, ce qui permet dès lors à Karen de s’adonner à sa plus grande passion: la cuisine classique, sans faire d’ombre à qui que ce soit. Les récompenses pleuvent, une étoile au Michelin en 2017, le New-York Times encense Bozar Brasserie lors d’une visite à Bruxelles alors que Karen, toujours  en 2017, se voit également élu Meilleur Artisan Cuisinier de l’Année par le guide Gault&Millau.

Émotion

Une autre récompense, et non des moindres, fait maintenant office de signature dans la cuisine de Karen. En 2015, le voilà en effet sacré Champion du Monde de Pâté-Croûte. D’où lui vient d’ailleurs cette envie charcutière qui depuis fait la haute réputation de Bozar Brasserie? “D’abord je ne suis ni charcutier, ni boucher et je n’ai nullement la prétention de le devenir. Par contre je suis chef cuisinier, ce qui veut dire que je cuisine, que je transforme un produit. Pour moi, ce métier c’est avant tout apporter une plus-value à un produit. Si certains prônent en premier l’idée de dénicher les plus beaux produits tout là-haut sur la montagne, ou ailleurs, selon moi trouver le produit d’excellence est un devoir obligatoire pour un cuisinier et sur lequel il n’est nul besoin de communiquer. Ce que j’ai trouvé dans ces préparations-là, c’est-à-dire le pâté-croûte, les tourtes charcutières, les Pithiviers et koulibiaks, entre autres, c’est quelque chose d’à la fois profondément manuel et humain. Nous sommes ici dans un bâtiment où tous les arts sont réunis. Bien que je me sente incapable de m’extasier devant un Van Gogh, j’ai vu, par contre, mon père construire de nombreuses maisons à l’identique et à chaque fois, cela m’a procuré une émotion forte. L’art, pour moi, c’est tout ce qui génère une émotion, pas dans quelque chose d’abstrait, mais bien dans un métier manuel et répétitif, comme celui du boulanger qui, tous les matins, répète les mêmes gestes pour offrir le meilleur. C’est cela, cette émotion-là que je retrouve dans ce type de préparation.”

Le bonheur est dans la pâte

“La pâte est une matière vivante, c’est comme du tissu, c’est sensuel; c’est un mélange de tant de choses et de tant de paramètres importants; c’est mon moment à moi”, nous explique Karen, le regard illuminé. Voilà sept années que notre homme travaille dessus. Il a commencé par les faire à la main, puis il a délégué leur élaboration à son boulanger, Laurent Richard, “mais ce n’est pas la même chose, même si ce sont tes recettes”, jusqu’à ce que ce dernier arrive à lui procurer un laminoir. Depuis, Karen ne laisse personne d’autre les préparer, même s’il doit y passer des nuits entières. “Chaque croûte, chaque pâte, feuilletée ou non, a sa recette en fonction de sa finalité.  Il faut envisager la pâte en correspondance avec le taux d’humidité de ta farce. Certaines préparations demandent des pâtes avec plus de tenue, d’autres, avec plus de souplesse. C’est le choix des farines qui influe sur cette densité.” Des années à se casser la tête sur le sujet, alors que Karen est obsédé par une préparation du chef Éric Briffard: le Pithiviers. Comment ce chef avait-il réussi à cuire une préparation à la farce aussi humide, sans cheminée pour qu’elle ne s’échappe et sans que la pâte n’explose à la cuisson? “C’est Ange Lelievre qui a mis le doigt dessus et m’a apporté la solution, lui qui avait travaillé, entre autres, aux côtés de Briffard. Tout résidait dans le choix des farines et des beurres. Je ne pouvais imaginer le Pithiviers autrement que sans cheminée.  Là, lorsque tu le découpes devant le client, le bruit, les odeurs et la jutosité des composantes de la farce sonnent comme une évidence.” C’est un nouveau point d’ancrage pour Karen, une nouvelle piste qu’il soumet à son boulanger, qui lui propose alors d’autres farines, encore. “On pourrait passer un doctorat, rien que sur les farines”, sourit-il. Intervient également le beurre qui détermine la cuisson de la pâte.  Là aussi, Karen étudie, se renseigne, essaie de comprendre. Il réalise qu’il est dans l’erreur lorsqu’il visualise une séquence proposée par Philippe Conticini sur l’importance des températures du beurre à l’usage et l’impact qu’elles auront sur la densité de la préparation finale. “Lors du tourage, la température du beurre et le moment où tu l’intègres vont grandement influer, tout autant que la qualité de ton beurre d’ailleurs, sur le point de fusion. Ajoute à cela les tours, tu n’obtiendras pas les mêmes résultats, le même développement, quand tu joues uniquement de tours simples ou de tours doubles. C’est tout l’ensemble qui va déterminer la légèreté de ta pâte, si elle va cuire plus vite pour arriver, au bon moment, à être noisette à cœur. La quête du beurre juste, c’est à l’infini.”

Les croûtes

Pour le pâté-croûte aussi, la matière grasse a son mot à dire. Pour cette préparation, Karen joue de cinq cents grammes de beurre pour un kilo de farine; une pâte si difficile à travailler que lors des grosses chaleurs, il doit s’enfermer dans la chambre froide. “Pour le pâté-croûte, il faut une pâte moins élastique car elle aura tendance à rétrécir, le pâté risque de s’ouvrir à la cuisson, et là, c’est mort. Tu auras beau mettre un coup de dorure pour recoller avant de couler ta gelée, tu auras de toute façon perdu l’essence-même de ton pâté.” Ce pâté, proposé déjà depuis quelques années avant qu’il ne devienne champion du monde, a connu quelques modifications, qui d’ailleurs lui valurent son titre. Déjà, explique-t-il, il faut trouver le bon équilibre entre la farce, le lard de la pâte et la croûte, envisager cela un peu comme un macaron, croustillant et tendre à la fois. S’il n’y a pas d’osmose entre la farce et la croûte, selon lui, le pâté est raté. Quels sont les paramètres qui demandèrent tant d’heures, tant d’années de travail?  “Il faut normalement attendre la deuxième semaine pour qu’une farce traditionnelle s’affine et devienne goûteuse, ce qui me semblait très long et risquait de détruire cette osmose alors que ce qui surtout m’intéressait, c’était d’obtenir une longueur en bouche sans que l’humidité ne fasse de dégâts, avant que la croûte ne soit morte. Comment, dans ce cas, obtenir plus rapidement une farce goûteuse, après seulement quelques jours? La réponse se trouvait d’abord dans le gras. Traditionnellement, on utilise du gras de gorge, à raison de cinquante pour cent de gras pour cinquante pour cent de maigre. Mais trop de gras tue le gras, qui sature et neutralise la bouche. La réponse, je l’ai trouvée dans le porc noir de Bigorre, dans ces morceaux de gras de poitrine, juste sous la couenne, jusqu’à deux centimètres avant d’atteindre les côtes. C’est le caviar du gras, d’une finesse exceptionnelle et qui me permet de descendre à trente pour cent de gras pour soixante-dix pour cent de maigre.  Pour ce maigre, j’ai sélectionné cinquante pour cent d’échine de porc basque de chez Pierre Oteiza et cinquante pour cent d’épaule de porc d’Auvergne. Ce choix est tout aussi déterminant que celui du gras dès lors que l’on choisit les parties qui contiennent le plus de muscles.” Dans cette farce, on inclut également les magrets de canard. “Donc là, j’ai une farce plus maigre, plus goûteuse, aux saveurs plus longues en bouche, mais le retour est sec. Comme j’ai diminué volontairement le gras, je bannis également la crème, malgré que j’aie besoin d’un liant. Il y a bien les œufs, mais ces derniers assèchent la pâte. Ma seconde solution a été d’inclure un jus de canard réduit et corsé qui amène ce côté liant et augmente les saveurs.”  Le foie gras et le magret de canard ajouté, les pistaches disposées une à une à la main, la pâte réalisée en parfaite adéquation avec la farce, le pâté cuit, il ne reste qu’une étape à finaliser pour éviter tout dommage que l’humidité pourrait engendrer par la suite:  le pâté est enduit de beurre noisette pour éviter que l’humidité ne sorte, puis mis sous vide, au vide d’air près, pour éviter que l’humidité n’entre. “C’est exactement comme cela que je vois les choses. Face à ce genre de monument, on ne peut se poser qu’en interprète. Je me suis débarrassé de la gorge sans sortir de la tradition qui demande du gras. J’ai ainsi changé la composition sans toucher à l’ADN de cette préparation qui, de cette façon, est entrée dans le domaine de la cuisine plutôt que dans celui de la charcuterie.”

Respectueux

Son origine est russe, une culture que Karen connaît quelque peu. Composé à l’origine de saumon ou d’esturgeon et de garnitures diverses, le koulibiak revêt, pour la culture slave, autant d’importance qu’un bortsch. C’est pourtant Auguste Escoffier qui l’inscrit au firmament de la gastronomie en l’interprétant à sa façon dans son fameux Guide Culinaire. S’attaquer à ce monument  s’est traduit, pour Karen, par deux intenses années de travail pour aboutir pleinement sa préparation. “Quand on prend un classique du genre, on se met à son service, on y appose sa patte, tout en s’inscrivant dans le temps, avec pour seule question: qu’est ce qui ne fonctionne plus dans ce plat au vingt et unième siècle? Escoffier préconise un riz pilaf lié à la Béchamel. C’était un goût de jadis mais ce n’est plus considéré comme bon aujourd’hui et mettre du riz en siphon, ce serait se détourner entièrement de la tradition.” Se débarrasser de la Béchamel, c’est empêcher le riz de tenir, on perd alors en texture. Puis en Russie, le riz est un produit exotique alors qu’une autre céréale est nettement plus commune en ces contrées, le sarrasin ou kasha, et très souvent surcuit dans la cuisine slave. “Le fait de cuire le sarrasin comme les Russes le font, permet d’obtenir une texture pareille à celle du riz lié, mais sans la matière grasse, en plus. Pour contrebalancer cette impression de trop cuit,  j’y ajoute du poireau cru. Cela amène quelque chose de croquant, de frais, de dynamique.  Cela modernise le koulibiak, le rend contem-porain, mais tout en restant respectueux  de la conception et de l’origine du plat.”  Dans cette préparation, on retrouve aussi du champignon et de l’épinard. Comme le kasha amène déjà du liant, nul besoin d’exploiter à nouveau une Béchamel pour lier la duxelles. Un jus de viande bien réduit, bourré de collagène, fera très bien l’affaire et l’on peut aisément oublier le lait, le beurre et la farine, et surtout cela permet, nous confie-t-il, d’user d’un peu de crème pour lier l’épinard et ainsi souder l’ensemble. Car nous dit-il encore, il ne faut pas perdre le fil conducteur de ce plat populaire qui se veut riche. Vous allez vous dire, il a fallu deux années de travail pour ça? “Et maintenant arrive le saumon”, sourit-il.  “À l’origine, c’est un plat charcutier car il se monte plus ou moins comme un pâté en croûte. Traditionnellement, les tranches de saumon étaient poêlées, mi-cuites, puis superposées dans la préparation avant de subir une cuisson supplémentaire d’une heure, le temps nécessaire au feuilletage pour être cuit. Autant vous dire que de de cette manière, le saumon devient inexistant et le feuilletage est détrempé.  Alors comment faire pour obtenir un feuilletage cuit et noisette à cœur et un saumon entouré de garnitures, mi-cuit au centre? C’est cela qui  m’a demandé deux années de travail, pour obtenir d’un classique qu’il réponde aux codes d’aujourd’hui sans vraiment me départir de la tradition.” La morale de cette histoire?  C’est que la grande cuisine française a encore de très beaux restes quand on la laisse aux mains d’un cuisinier comme Karen.  Et qu’un interprète peut vivre autant de plaisir et de succès dans sa cuisine qu’un auteur. Bien sûr, d’autres plats sont proposés, dont quelques grands classiques de la cuisine belge. Mais si ce sont surtout ses croûtes qui vous interpellent, il vous faudra alors les réserver. La minutie qu’apporte Karen à ses monumentales réinterprétations va jusque dans la façon et le temps précis qu’elles demandent au four.

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