Domaine de Belin

Astrid Barthomeuf
Du barreau au champ

Originaire de Valence, Astrid Barthomeuf est dès le départ destinée à un brillant futur, tout aussi brillant que ses études, que cette fille d’avocat réussit d’ailleurs avec brio. Des études, de droit d’abord puis de gestion en ressources humaines ensuite, qui ne lui suffisent pourtant pas et outre ses deux licences, elle part travailler dans une ferme avant d’aller décrocher un diplôme agricole, le BPREH.
Elle se fait ensuite engager dans une exploitation de la commune d’Alboussière où elle travaille deux années et demie. C’est alors qu’elle fait l’acquisition d’un domaine de quatre-vingts hectares sur cette même commune. Les reconversions sont légions de nos jours, mais peut-on ici vraiment parler d’une reconversion? Astrid: “Petite déjà je criais haut et fort que j’allais devenir avocate, gagner beaucoup d’argent et ensuite m’acheter une ferme. Le fait est que j’ai eu l’immense chance d’avoir des parents qui m’offraient des études et que je les réussissais. Je n’avais donc pas envie de gâcher cette chance. C’est ainsi que j’ai terminé mes études, non seulement pour faire plaisir à mes parents mais aussi parce qu’il fallait que je les termine, j’ai ensuite travaillé dans le cabinet de mon père, mais cela ne me plaisait pas.”

Débouchés

Son Domaine de Belin fait donc quatre-vingts hectares. Cet ancien parc de chasse au sanglier est plutôt accidenté et couvert de chênes, des paramètres qui poussent Astrid à choisir le cochon pour son élevage. “Ce choix une fois arrêté, au début je ne savais pas encore trop quelle race j’allais élever. J’ai fait sur Google des recherches sur toutes les races de cochon imaginables avant de trouver le Mangalitza. Je me suis dit que c’était un cochon bien adapté aux températures locales, à la nature de mon terrain et à la façon dont je souhaitais l’élever en liberté. Tout cela me plaisait déjà fortement, encore fallait-il trouver des débouchés parce qu’il fallait bien que j’arrive à les vendre et c’est alors que j’ai appris qu’un charcutier du nom de Christophe Guèze avait démarré un projet qui impliquait cette race.” Le Mangalitza, ou porc laineux, trouve ses origines dans les lointaines steppes de Hongrie. Il en existe trois types: blond, rouge ou noir à ventre clair. C’est une race à croissance très lente qui a besoin d’espace et de liberté pour s’épanouir, et qui développe un gras très conséquent. Des caractéristiques qui faillirent bien lui nuire, au risque même de le voir disparaître, à une époque où le gras avait commencé à avoir mauvaise presse, largement supplanté par l’huile, et où l’intensification de l’agriculture n’autorisait plus autant d’espace pour l’élevage. Plusieurs pays se sont depuis lors intéressés à nouveau à cette race de cochon austro-hongroise et notamment la France. Dans le département de l’Ardèche, ils sont aujourd’hui quelques-uns à en élever.

Vingt-quatre mois

S’il existe divers types de Mangalitza, ils connaissent aussi plusieurs appellations telles que Mangalica ou Mangalitsa. Quelle est la différence? Astrid: “Ce n’est qu’une question d’orthographe car en principe il s’agit du même cochon. Il existe cependant une différence lorsque la viande provient de Hongrie car là-bas ils n’hésitent pas à vendre sous cette appellation des cochons laineux croisés avec du Duroc tandis que chez nous le Mangalitza est de race pure.” Un cochon à croissance très lente, une autre caractéristique qui a mis à mal cette race à une époque où tout doit aller vite pour pas cher. “Vous pouvez comparer sa croissance à celle d’un sanglier. Je mets plus de deux ans à les élever et aucun de mes cochons ne quitte l’élevage avant vingt-quatre mois. Pour vous donner un petit aperçu, un cochon industriel est prêt entre cinq et six mois et, toujours en cochon rose, ceux qui sont élevés
en liberté ont besoin de six à sept mois alors que d’autres races à croissance lente comme le Gascon demandent une durée de douze mois.”
Le Mangalitza est un cochon ayant la capacité de trouver une grande partie de sa nourriture de son propre chef et dans le domaine, entre glands, racines, baies sauvages, fruits sauvages et vers pour les protéines animales, les compagnons d’Astrid trouvent leur bonheur. Seul un petit complément alimentaire ajoute à leur journée. “Je les nourris trois fois moins qu’un élevage traditionnel. Le complément alimentaire que je leur donne, constitué à quatre-vingt-cinq pour cent d’orge, garanti sans soja et sans OGM, le tout provenant de la région Rhône-Alpes, n’est là que pour qu’ils ne manquent de rien et non pour les faire grossir d’avantage. C’est tout simplement pour éviter qu’ils ne souffrent de carences alimentaires. Du coup je donne un minimum et jamais à heure fixe afin qu’ils poursuivent leur recherche de nourriture de façon naturelle. D’ailleurs, dès que je les ai nourris, ils repartent immédiatement se balader dans le domaine.”

Différence

À ses débuts, Astrid ne possédait qu’une dizaine de cochons. Elle en compte aujourd’hui près de deux-cents qui évoluent paisiblement et de façon entièrement libre sur le domaine. S’il y a bien un mâle heureux c’est le verrat qui, entouré de douze truies dans une parcelle de deux hectares, repeuple le domaine à l’envi. Les autres jouissent du restant de cette grande étendue que l’on pourrait diviser en deux parties, l’une pour l’hiver avec ses chênes et l’autre pour l’été, plus verdoyante, jouissant d’un petit lac, d’herbe verte, de châtaigniers et de pommiers sauvages. Astrid semble non seulement vouer un amour inconditionnel à ses locataires mais elle possède aussi ce don d’observation et de compréhension de l’animal qui mène à un système d’élevage où tout est pensé pour assurer leur bien-être.
Ils sont traités à l’aide de remèdes naturels, sans antibiotiques et bien que pour l’instant elle ne voie pas la nécessité d’un label bio, elle sait qu’en ce qui concerne les normes, elles sont chez elle trois fois supérieures à celles demandées pour l’obtention du label en ce qui concerne les animaux en liberté. Même le stress est géré de façon très intelligente. “Je ne dépose jamais la nourriture au même endroit sauf pour les cochons destinés à l’engraissement. Le terrain est tellement grand qu’il est nécessaire d’avoir un point de ralliement.” Ce point de ralliement c’est un genre de parc de contention avec pour finalité la remorque dans laquelle Astrid transporte ses cochons vers l’abattoir. “Le fait qu’ils soient habitués à venir manger tous les jours dans ce parc et qu’il est coutumier pour eux d’y évoluer évite tout stress lorsque je les charge dans la remorque.” Aimante, Astrid l’est. Il suffit de voir comment elle partage son temps avec son troupeau. N’est-ce pas douloureux de se séparer de ses bêtes? “Je fais la différence entre les femelles qui reproduisent chez moi et qui vivent à côté de ma maison.
Elles ont toutes un prénom, connaissent leur prénom et sont très bien dressées. Les autres, ceux destinés à la vente, sont des cochons beaucoup plus libres et que je ne câline pas. Cela ne veut pas dire que je ne les aime pas ou que je les traite mal. Juste que je les veux moins apprivoisés tout
en leur offrant la meilleure vie possible.”

Christophe Guèze
De la grande distribution au jambon d’exception

Dans le monde du marketing, beaucoup vous diront que l’une des meilleures stratégies de vente a pour nom le ‘top-down’. Vous savez il s’agit de cette stratégie que mettent en œuvre certaines grandes marques, comme par exemple des producteurs de voitures de luxe, habitués à construire des berlines et qui se décident un jour à mettre des petits modèles sur le marché et profiter de leur image de marque pour mieux les vendre. L’histoire de Christophe Guèze, c’est tout l’inverse. Curieux de son parcours à contresens, il ne nous faudra que quelques instants d’entretien pour comprendre à quel point Christophe est une très belle personne, fortement attachée à sa région, à sa famille, mais aussi et surtout à son métier de charcutier. Nous sommes à Vernoux-en-Vivarais, en Ardèche. Une bourgade qui connut une histoire simple et compliquée à la fois et où les Guèze sont enracinés depuis longtemps, d’abord sous les traits d’une famille paysanne pour finalement se vouer entièrement à la charcuterie. On nous raconte que Vernoux a eu la particularité d’être un village qui ne fut pas envahi durant la Grande Guerre. Tout le monde au village élevait poules, vaches et cochons et par la force des choses Vernoux devint le grenier alimentaire des villes de Valence et de Lyon. Le marché noir aidant, de nombreux charcutiers et restaurateurs venaient faire leurs emplettes chez les paysans du coin avec pour conséquence que la majorité des familles paysannes se muèrent en charcutiers, à l’instar des Guèze. Pour vous donner un aperçu, à une époque où Vernoux ne comptait que mille-huit-cents habitants, le village comptabilisait pas moins de vingt-deux charcuteries et une trentaine de bistrots, lieu de rencontre et de ralliement social du temps où la télévision n’existait pas. Julien Guèze, le grand-père de Christophe, et son épouse Jeanne s’unirent à deux autres familles de paysans pour monter une charcuterie. Non sans succès car Calixte, c’est son nom, existe toujours aujourd’hui et fait partie d’un grand-groupe. Mais au fil du temps le grand-père n’était plus trop d’accord avec la politique de l’entreprise, la cinquantaine de salariés qui y travaillaient étaient submergés de travail et fabriquaient de moins en moins bien. C’est quand même en bons termes qu’il se sépara des deux autres familles pour ouvrir sa propre charcuterie, baptisée à l’époque Charcuterie de Campagne.
Nous sommes en 1933.

Charcuterie moderne

“Mon grand-père était étrangement également chapelier. Bien qu’à l’époque les commerçants, même les charcutiers, vendaient un peu de tout et comme je n’ai pas vraiment connu mon grand-père, je n’ai jamais su pourquoi il pratiquait la chapellerie”, poursuit Christophe. Le magasin prend de l’ampleur au centre de Vernoux et en 1972 Raymond et Andrée Guèze, les parents de Christophe, montent une Sarl, poursuivent l’aventure et rebaptisent le commerce en Charcuterie Moderne. Le petit Guèze suit les traces de son père. “Je n’ai jamais pensé faire autre chose, même s’il faut reconnaître que tout jeune, c’était plus compliqué avec les filles de dire qu’on voulait être charcutier plutôt que policier, pompier ou médecin”, rit-il. Du temps du grand-père on avait encore le droit de tuer le cochon dans la charcuterie mais à l’époque du père c’est vers l’abattoir qu’il fallait se diriger. La seule chose restée inchangée était la façon d’acheter les cochons.
“Le dimanche on allait voir les éleveurs et le rituel restait le même. Mon père évaluait les cochons, il discutait du prix puis quand tout le monde était d’accord, on se tapait dans la main avant de boire un canon et de mettre les cochons dans la bétaillère pour les emmener à l’abattoir. Et le mercredi, au lieu d’aller jouer au foot avec les copains, j’aidais papa à l’abattoir. C’était encore l’époque où le métier de charcutier ne se destinait qu’à la charcuterie, sans en plus être boucher ou traiteur.
C’était un métier dur aussi à laver des tripes dans un local froid et humide. Je me rappelle que sur les coups de 8h30, mon père sifflait un grand coup, il sortait un poulet que maman avait préparé et tout le monde venait casser la croûte.” En plus du magasin, son père fait aussi des tournées avec sa camionnette et livre des clients qu’il avait hérité du grand-père, à Lyon comme à Valence. L’un d’eux va déterminer la destinée de Christophe. “Il s’agissait d’un traiteur de Valence, un métier plutôt méconnu à l’époque. Comme je m’ennuyais beaucoup à l’école et que l’on m’avait mis dehors, à l’âge de quatorze ans je suis rentré en apprentissage chez lui.”

Charcuterie à l’ancienne

Christophe entame dès lors sa carrière chez plusieurs patrons en France avant de faire un saut aux États-Unis, histoire de voir comment les choses fonctionnent là-bas. Fin des années quatre-vingts il doit revenir en France, son père est malade et on a besoin de lui. Très vite il réalise que les choses vont être très compliquées car en plus de ne pas pouvoir se dégager un salaire, il constate que l’entreprise de ses parents est très mal en point. “J’avais vingt et un ans et aucune banque ne voulait me prêter le moindre centime alors il fallait absolument que je joue sur une autre corde si je voulais avoir la moindre chance de sauver l’entreprise. Pour cela il fallait déménager les lieux. Mes parents avaient tout engagé, leur maison comme leur terrain, pour que j’y arrive. La première année je disposais d’un capital de 50.000 FF et j’ai creusé un déficit de presque 2.000.000 FF. J’avais mangé tout le capital de mes parents alors que j’étais persuadé d’être dans le bon en voulant revenir à des produits régionaux.” Le problème était qu’à l’époque en Ardèche les gens mangeaient de la saucisse de Strasbourg et que pour aboutir son projet final, Christophe n’avait guère d’autre solution que de s’intéresser à la grande distribution. “Je n’avais pas d’autre choix que celui-là, avec toutes les interrogations qu’une telle option soulevait, à me demander si je trahissais ma profession en fabriquant des caillettes à la machine, par exemple, pour mieux les doser plutôt que de les fabriquer à la main? Jusqu’à quel point fallait-il pousser le bouchon pour sortir du domaine de l’artisanat, trahir mon métier? Ma corporation m’a fait beaucoup de reproches au début, comme d’avoir vendu notre profession, notre savoir-faire aux grandes surfaces alors qu’avec le recul, sans jamais m’être départi de ma volonté de faire de la qualité, j’ai été le premier à fabriquer des produits de terroir, les trancher, les emballer puis les mettre en libre-service. C’est ce qui m’a permis de m’en sortir, sinon j’étais mort.”

Le pouvoir de dire non

Sa décision lui permet dans un premier temps de faire du volume pour pérenniser son entreprise et la faire grandir mais Christophe, à un moment bien défini, met le holà et ne le limite plus qu’à une seule gamme destinée aux grandes surfaces. À côté de cela, il s’immerge dans ce à quoi il rêvait depuis le début, imaginer et produire une ligne de produits d’exception. Mais quand on travaille bien, différemment, et que le nom ou la marque devient porteur, les grandes enseignes ont la dent dure. “J’ai toujours voulu conserver le pouvoir de dire non et même dans la gamme que j’ai conservée pour les grandes enseignes, je ne fais que ce qui correspond à mon éthique.
Du saucisson à 5 euros du kilo, je ne veux pas ni ne sait pas en faire. Talquer en lieu et place de laisser se développer une fleur naturelle est également hors de question et le boyau cellulosique, on oublie, tout simplement. Seul le boyau naturel a droit de cité chez moi. Un grand groupe de restauration est un jour venu me voir pour mes caillettes. C’était un très gros marché mais mon prix était trop élevé pour eux. Pour le diminuer, ils sont venus avec des propositions du genre de ne plus coiffer les caillettes de crépinette, ce que nous faisons traditionnellement à la main, et d’utiliser du légume déshydraté. J’ai eu un blanc. Nous passons quatre tonnes de blette par semaine, un légume que nous lavons trois fois avant de le transformer et vous pensez bien que le résultat n’a rien de comparable avec un légume sans vie qu’il faut ensuite faire tremper dans de l’eau. J’ai bien sûr refusé car cela ne serait plus des caillettes Guèze, telles que je les conçois.” Mais quittons ce milieu-là pour nous diriger vers celui qui nous concerne plus, les magasins traditionnels et la haute gastronomie qui n’hésitent pas à valoriser les vrais jambons secs.

Race pure

Au début Christophe était parti sur deux gammes de jambons dont celle des cochons fermiers élevés en plein air en provenance de l’Ardèche sous IGP et du Sud-Ouest, deux régions biens connues pour ce type d’élevage. Jusqu’au jour où… “Pour les cinquante ans de l’un de mes amis, je lui avais offert deux cochons Mangalitza. C’était un cochon plutôt rare en France que seuls quelques paysans élevaient chez eux mais plutôt pour le côté marrant d’avoir un cochon frisé dans le jardin.
Nous les avons tués après les avoir fait grossir et j’ai alors découvert une viande extrêmement grasse, au goût extraordinaire, à un point tel que j’en ai fait des jambons. J’ai été tellement surpris du résultat que j’en ai parlé à Jacques Marcon. Il m’a branché sur deux jeunes près de chez lui qui élevaient ce genre de cochon. Ils étaient sur le point de jeter l’éponge parce que cela ne se vendait pas, ils pensaient alors les croiser avec du Duroc, ce que j’ai refusé. J’ai donc démarré avec eux à la condition sine qua non de ne travailler que de la race pure. Cela a fait le buzz et des émules alors qu’il s’agissait d’une race en voie d’extinction. Aujourd’hui, je travaille avec cinq élevages dont celui d’Astrid qui un jour est venue me trouver pour me parler de son élevage. Elle voue une véritable passion à ses cochons et ça, c’est tout ce qui m’intéresse.” Seulement voilà, revenir à des choses anciennes qui avaient disparues implique inévitablement quelques changements. “Après avoir fait de tout et n’importe quoi, l’on est revenu sur des élevages dignes de ce nom et de taille réduite et
non plus sur du vilain piétrain comme du temps de mon père, des bêtes avec des culs énormes et d’immenses longes à la chair flasque. On ne trouvait plus que cela à une époque. Du coup, en 2007, j’avais arrêté le désossage, tâche que j’avais laissé faire à l’abattoir parce qu’à l’époque je ne pensais plus pouvoir retrouver un jour du porc de qualité. Depuis nous désossons à nouveau, mais uniquement lorsqu’il s’agit de porc fermier ou de Mangalitza.”

Option historique

La deuxième signature que Christophe souhaite apposer à ses jambons, après avoir sélectionné méticuleusement les éleveurs et leurs bêtes, relève d’une option géographico-historique. Il nous explique que, selon lui, le jambon sec connaît deux origines.
Du côté de Montpellier les gens sont plus habitués au jambon de type ibérique et à sa saveur de rancio tandis que ceux du quart sud-est, comme Christophe, ont une préférence pour l’italien, le San Daniele, de saveur plus douce. “Le type San Daniele est en effet plus doux. J’aime les deux types de jambon mais le mien je l’ai voulu de type italien. Nous sommes donc partis à plusieurs pendant trois mois en Italie dans une petite boutique qui ne faisait pas plus de cinq-cents jambons à la semaine. Cet artisan nous a appris tous ses secrets.” Christophe pousse le raisonnement jusqu’au bout en faisant venir une entreprise italienne pour construire les installations nécessaires à la mise en place d’un processus de fabrication très différent de la méthode ibérique et en important son sel d’Italie, un sel gemme haché de façon particulière et régulière, et qui se détache bien à l’emploi. Il est temps maintenant de mieux comprendre le cheminement d’un jambon étape par étape. Chaque type de jambon est différencié dès son arrivage. Après l’avoir paré, selon son poids et l’épaisseur de son gras, l’on va pouvoir déterminer son âge futur.
On élimine d’abord les dernières traces de sang des veines et autres avant que le premier salage ne vienne faire son office. À ce sujet, aussi, de grandes avancées ont été faites. “Avant on couvrait les jambons de sel puis on les superposait, c’était la façon auvergnate de procéder et cela donnait des jambons très salés. Le premier salage au sel fin est effectué pour tuer la flore bactérienne et quelque chose me gênait dans ce salage. J’y ai réfléchi longuement et j’ai mis quatre années à mettre une recette au point. Pourquoi ne pas utiliser des plantes et des épices médicinales comme le thym, le laurier, le genévrier ou le clou de girofle et les mélanger au sel? C’est ce mélange que nous utilisons pour ce fameux salage et l’action antibactérienne naturelle de ce mélange m’a permis de diminuer le sel de 50%.”

Jambon sec

Après l’élimination de la flore par l’action du sel fin et des aromates, les jambons sont massés au gros sel et ils poursuivent leur chemin au froid positif à 3°C avec un taux d’humidité de 99%. Les chairs vont d’abord se resserrer puis les pores de la viande vont s’ouvrir. Avec l’action de l’humidité le sel va couler par gravité. Ce passage au froid se compte en une journée par kilo de jambon. Intervient ensuite la période de repos. “Nous reconstituons ni plus ni moins les conditions d’un grenier très ventilé et très froid comme il est de coutume en Italie.” Les jambons passent du temps dans une salle à 3°C et avec une ventilation fonctionnant vingt-trois heures sur vingt-quatre.
Le but ici étant de sécher la périphérie du jambon. “Dès que le jambon est prêt commence le travail par la chaleur. Pour l’instant tous les arômes sont concentrés à l’intérieur du jambon alors que nous avons tué toutes les bactéries en superficie. Nous les transférons ensuite dans des séchoirs où l’action de la chaleur va acidifier la viande avec pour conséquence de la faire rougir et de fixer sa couleur.” Au bout de six mois l’on parle seulement d’un jambon cru et pas encore d’un jambon sec. “Le cru c’est le jambon qui se vend en grande distribution et franchement ce n’est pas bon. Enfin à la première tranche, oui ça va, mais dès que tu approches de l’os, c’est encore humide et très fort en goût. Pour avoir la garantie d’un jambon sec, il faut compter au moins douze mois de séchage.”
Le deuxième séchoir, justement, est celui qui transforme le jambon cru en jambon sec. Arrive ensuite le panage avec un mélange de graisse de porc et de bœuf, de sel, de poivre et de farine de châtaigne.

Incomparable

Tout cela se fait bien sûr manuellement et un panneur enduit environ quatre-vingt-dix jambons par jour. “On enduit le jambon à la main en laissant quelques millimètres de libres autour de la grande couronne et de l’os du quasi. Seul le pied n’est pas enduit.” Une des premières choses qui justifie le prix d’un bon jambon sec c’est la part des anges. D’un jambon qui pesait environ douze kilos dans le premier séchoir, ne reste maintenant qu’un jambon de sept kilos et demi à huit kilos. Quelle est la raison du panage? “La chaleur fait monter l’eau contenue dans le jambon. Avant le panage cette eau pouvait sortir là où elle le voulait. Il faut vous imaginer une boule d’eau de la taille d’un petit pamplemousse. Ici, du coup, l’eau n’a plus d’autre choix que de sortir par le pied et autour de l’os du quasi. De ce fait elle est redistribuée de façon égale à l’intérieur du jambon et c’est ça qui va donner les arômes.” Un jambon de douze mois ne connaît qu’un seul graissage et pour ceux de dix-huit à vingt mois ou encore pour le Mangalitza que l’on affine jusqu’à quarante mois, les jambons sont de nouveau nourris de gras tous les trois mois. Le troisième séchoir est celui de l’affinage et celui qui va faire la différence entre un jambon italien et un espagnol. “Dans ce local, les jambons s’affinent à une température de 21°C. Si je faisais monter la température au-delà des 23°C, je mettrais le gras en fusion et c’est là que je développerais le goût de rancio du pata negra alors que mes jambons conservent un gras bien blanc et dégagent plutôt une odeur de noisette et de sous-bois.”
Les jambons sont pour certains complètement désossés et pour d’autres partiellement avant d’être lavés. La deuxième justification du prix et surtout lorsque l’on évoque un Mangalitza est la suivante.
“Si je prends la cotation bretonne d’un cochon, un Mangalitza me revient huit fois plus cher, queue et oreilles comprises alors que sa caractéristique, d’être très gras, élève déjà les pertes à 68 %. Et ça, c’est avant les pertes de poids au séchoir. Mais le jambon qui en résulte est incomparable avec un côté noisette très puissant et un gras extrêmement soyeux. C’est aussi pour cela que je le traite à l’italienne, pour que le rancio ne tue pas la délicatesse du Mangalitza.” Même si nous n’aimons pas le mot, Christophe possède aujourd’hui quatre usines et emploie cent-vingt salariés. Ce sont toutes de petites maisons à dimension humaine qui ne comptent pas plus de quarante personnes par unité. C’est sa diversification qui a fait son succès et c’est également elle qui lui offre la possibilité de produire des fleurons charcutiers. “Mon chiffre d’affaires aujourd’hui me permet de prendre des risques et de me tourner vers des produits d’exception comme le Mangalitza. Si je n’avais pas ça, je n’aurais jamais pu me permettre de me lancer dans la haute couture.”

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