Kevin Lejeune – La Canne en Ville

Nouveau Ami Saisonnier

Dans toutes les grandes villes du monde la cuisine bouge extrêmement bien. La jeune garde s’éloigne des standards et redessine les fourneaux, et cela fait un bien fou. À Bruxelles et aux alentours aussi.

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Kevin Lejeune à la Canne en Ville
Petit restaurant de quartier devenu grand

La Canne en Ville, pour tout Bruxellois qui se respecte, c’est une institution, un restaurant de quartier qui depuis 1983 fait le bonheur des habitants de la commune d’Ixelles et d’ailleurs. Cette ancienne boucherie muée en restaurant a longtemps proposé une cuisine de belle facture mais plutôt classique, jusqu’à un beau jour de septembre 2018, lorsque le jeune chef Kevin Lejeune et sa compagne Virginie Essers eurent l’occasion, par un heureux hasard, de reprendre l’affaire et d’insuffler un nouveau souffle à ce lieu qui ne manquait pas de charme. Beaucoup de choses sont restées en l’état, du sol en carrelage vintage au vieux plancher, de la cheminée en marbre aux murs, carrelés eux aussi, où quelques crochets de boucher rappellent encore la vocation originale de l’endroit. Kevin voit le jour à Charleroi, il y a de ça trente et un ans, une ville qu’il rêve de quitter au plus vite. L’école, ce n’est pas trop son truc et, indécis quant à son avenir, il marche dans les pas de son frère, alors inscrit à l’école hôtelière de Namur. Conscient que les bancs de l’école ne lui conviennent vraiment pas et que les coûts inhérents à ce genre d’études sont élevés, il fait savoir à ses parents que l’apprentissage lui siérait mieux et dès l’âge de quatorze ans il entre dans la vie professionnelle dans un restaurant de Malonne, dans la province de Namur, un lieu qui n’existe plus. “J’ai passé deux ans et demi seul avec le chef qui m’a appris toutes les bases. D’avoir pu bénéficier d’autant d’autonomie si jeune, c’était plutôt rare.”

Grandir

Après un si long laps de temps, il se dit que s’il veut apprendre d’autres choses il ferait bien de changer d’horizon et c’est dans les cuisines de L’Éveil des Sens, chez Laury Zioui à Montigny-le-Tilleul, qu’il passe une année à compléter sa formation. C’est ensuite à la Maison Lemonnier, chez feu Éric Martin à Lavaux-Sainte-Anne, qu’il cherche à se parfaire alors que le fils d’Éric, Tristan, venait à peine de faire son entrée en cuisine au côté de son père. “C’était une superbe maison, un endroit magnifique où Éric m’a appris le respect du produit, la nature, les sauces, avec ces fonds réduits puis juste montés avec un peu de beurre. C’était une cuisine gourmande, de cœur, comme j’aime. Puis Tristan qui était alors en pâtisserie m’a enseigné toutes les bases sucrées que je n’avais pas.” Kevin souhaite encore grandir, apprendre plus et se rapproche de son frère installé à Bruxelles. Il trouve un boulot dans un restaurant de la Place Washington à Ixelles mais le lieu ne présente pas un grand intérêt. Il remarque alors l’annonce d’un restaurant qu’il ne connaît pas à Anderlecht, une autre commune de Bruxelles. On y cherche un commis de cuisine. Kevin a vingt ans. “Je n’avais encore jamais entendu parler du restaurant La Paix du chef David Martin. La cuisine venait juste d’être installée en haut et j’étais plutôt surpris du lieu mais j’ai vite compris que c’était un restaurant magnifique et j’ai directement accroché. Après six mois, le chef m’a proposé le poste de second de cuisine, à moi, qui n’avais jamais dirigé de personnes et qui du haut de mon jeune âge étais entouré de gens bien plus âgés que moi.”

Coup de cœur

Pour ceux qui ne connaissent pas La Paix, restaurant aujourd’hui hautement référencé sur la place de Bruxelles, c’était à l’origine une brasserie où le chef David Martin réinterprétait avec brio des plats traditionnels. Sa brasserie fut transformée ensuite en un restaurant alors que, très inspiré par le Japon, David entamait un énorme travail sur le végétal et sur les produits de la mer, ce qui lui valut le titre de Chef de l’Année en 2019. Kevin a connu toutes ces évolutions au cours des dix années passées aux côtés de ce chef. “Je crois que c’est là que j’ai appris le plus, tant sur le plan culinaire qu’humain et surtout entrepreneurial, car en gestion d’entreprise David est quelqu’un de très fort. C’était plutôt incroyable ce qui se passait là et oser passer de plats traditionnels à une cuisine aussi pure que celle qu’il offre aujourd’hui était un pari risqué et fort heureusement bien réussi. David est un chef qui n’a de cesse d’avancer. Lorsque vous pensez qu’un plat est abouti, lui est convaincu qu’on peut encore aller plus loin, en tentant une autre découpe, en changeant le sens de celle-ci, en essayant un assaisonnement différent ou une technique nouvelle. Je pense que c’est la plus grande leçon que j’ai retenue chez lui, celle de la persévérance.” Kevin a cependant le projet de quitter La Paix, mais rien ne presse. Il attend le coup de cœur, jusqu’à une belle soirée bien arrosée, un peu avant Noël. “Le gars qui devait reprendre ma place au La Paix dinait souvent avec ses parents à La Canne en Ville et il m’y avait invité. J’avais été surpris par le charme du lieu. Il y avait une vraie âme, même si tout semblait un peu vieillot car cela n’avait plus été rafraîchi depuis longtemps. La patronne était extrêmement accueillante et en fin de soirée, je ne sais plus trop comment, elle en est arrivée à nous expliquer qu’elle souhaitait revendre, qu’elle était fatiguée et son mari, très malade.”
Il y avait bien eu quelques propositions mais comme pour beaucoup de jeunes, sans les moyens financiers nécessaires et avec peu de chance d’être suivi par une banque, nombreux furent les espoirs avortés.

Bluffante et réfléchie

Kevin en parle à sa compagne Virginie et son coup de cœur est partagé, à un tel point qu’après avoir suivi des études d’architecture puis de gestion immobilière, ce qui était devenu son métier, elle abandonne tout pour se consacrer à deux cents pour cent au restaurant, tant dans la gestion que dans la salle. De nombreuses choses sont demeurées en l’état, sauf sans doute le nombre de tables, diminué dans les trois petites salles, les sièges, les arts de la table et quelques éléments de décoration afin d’améliorer le confort du client. C’est dans la cuisine que le changement a été impressionnant, bluffante et réfléchie à la fois, maîtrisée jusque dans les moindres détails, avec des associations très personnelles qui nous avaient déjà profondément interpellés lors d’un déjeuner et qui, le jour du reportage, nous ont poussés à jouer allègrement de la fourchette dans les plats prévus pour le shooting. Tout cela ne s’est bien sûr pas fait en un jour. Une maison qui propose des plats classiques depuis plus de trente ans ne se bouscule pas en deux temps trois mouvements. “Au début je proposais également du filet de bœuf, histoire de voir ce que les gens attendaient et puis il n’y avait que ça qui marchait dans le coin, sans omettre la terrine de foie gras. Une grosse partie de la clientèle, plutôt âgée et qui venait autant pour les anciens patrons que pour leur cuisine, n’a pas suivi. Celle qui n’a pas compris le changement vers une cuisine plus moderne, n’est plus venue non plus alors qu’une partie de cette même clientèle qui venait plusieurs fois par semaine, ne vient plus que tous les quinze jours pour se faire plaisir. Mais surtout nous avons eu très bonne presse ce qui nous a amené une nouvelle clientèle, plus jeune et dont un bon cinquante pour cent est flamande.”

La cuisine, c’est aussi ça

Il faut dire que les plats proposés n’ont pas leur pareil, à commencer par ceux du reportage comme ce saumon, saumuré à sec, à peine poché dans l’huile d’olive, sans thermomètre parce que la sensibilité c’est une affaire de cuisinier, assorti de fleurs, des capucines entre autres, qui pour ne pas se contenter de les placer juste comme ça, grande maladie de cette décennie, sont à peine travaillées dans un dashi et viendront réveiller tant le gras du saumon que le côté doucereux et végétal du petit pois. Puis ce superbe bouillon de pelures de pomme de terre torréfiées qui baigne le plat et qui a exigé de nombreux essais pour trouver le juste assaisonnement, le libérant ainsi de toute trace d’amertume ou de saveur trop persistante. Cette belle grosse langoustine, cuite à la vapeur de romarin avant d’être brûlée dans cette même herbe aromatique, est inspirée, et c’est pleinement avoué, du homard au genévrier d’Alexandre Gauthier mais elle est ici dressée sur un pied de veau farci parce que la cuisine, c’est aussi ça. Une tomate-crevettes en avant-première, réinterprétée et agrémentée pour l’heure de tomates du jardin potager familial, transformées l’an passé en attendant les premières de cette année. Un plat parce que Belgique oblige. Ou encore un agneau avec de l’ail des ours, saucé d’un jus réduit, tout simple et légèrement lissé au beurre comme le lui enseigna Éric Martin, parce que c’est gourmand. Tandis que la note sucrée sur le thème de la fraise fera preuve d’un côté japonisant sous la forme d’un mochi, souvenir de son passage chez David Martin, nous l’imaginons.

Grande maturité

Enfin il y a ce côté décontracté du lieu, loin des standards contemporains, blanc et noir, et tout carré, pour reprendre les dire du chef. Tout aussi décontracté doit être le service.
“Il faut que le contact reste humain dans tous les sens du terme et puis les gens ne veulent
plus autre chose. Tous ont travaillé durant la semaine et recherchent la détente.” En cuisine,
à nouveau, la volonté de travailler le local est bien présente, si seulement les producteurs belges mettaient un peu du leur pour livrer dans un rayon plus large et proposer des produits encore plus raffinés. “Je souhaite faire du local, tout d’abord pour aider les producteurs du pays mais aussi pour faire découvrir aux gens que nous avons de très belles choses en Belgique. Quand on sert de la qualité, les gens s’attendent à des produits d’exception et c’est tout ce qui compte et non faire du local juste pour dire que l’on en fait.” Kevin, qui à nos yeux fait preuve d’une grande maturité,
a bien compris qu’il ne fallait pas tout chambouler d’un coup. L’identité est déjà bien présente et pourra s’affirmer encore avec le temps. L’heure n’est pas à la totale décomplexion de la cuisine, les gens ont toujours besoin d’un certain standing au niveau produit, il faut du noble dans ce genre d’endroit ce qui n’empêche pas notre jeune chef de l’accommoder avec du roturier, n’hésitant pas à proposer de beaux mariages, des plats plus travaillés, des choses que l’on pourrait difficilement reproduire chez soi. Nous ne remercierons jamais assez Anne Boulord, journaliste et consultante
en gastronomie, de nous avoir occasionné cette rencontre, de nous avoir fait découvrir cette table remarquable dans un paysage bruxellois, dans un quartier plutôt, où les restaurants à concept sont légion et où l’on sort plus pour se montrer que pour apprécier l’unicité d’une cuisine. Courrez sans plus attendre chez ce jeune chef qui depuis a fait son entrée dans la grande famille des Amis Saisonnier mais surtout, réservez avant!

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